Premier jour de printemps. Le soleil est bien au rendez-vous. Un vent de nord joue à l’invité surprise chassant une possible chaleur. A l’entrée de la ville un panneau rappelle les dates du Lacanau Pro. Je ne peux m’empêcher de faire un tour rapide sur le front de mer. La station balnéaire sort tranquillement de l’hiver, comme tous les ans à la même époque et se prépare à une nouvelle saison touristique. Si la houle est petite, les surfers sont là, comme d’habitude, que ce soit dans l’eau où sur les parkings. Demi-tour et direction le sud de Lacanau. Au 24 d’une petite rue pavillonnaire longeant comme un dernier rempart la dernière dune avant l’océan, je m’arrête devant un portail de bois ouvert. Des années que je passe devant celui-ci en jetant un coup d’œil sans m’arrêter par manque de temps où plus simplement par timidité. Aujourd’hui j’ai rendez-vous avec le propriétaire des lieux : Gérard Deyperis. Il m’attend comme convenu. La poignée de main est franche et le sourire est là. J’entre dans son atelier. Calme, il est baigné de lumière. On s’y sent bien. Des surfs un peu partout, finis, en cours ou en attente de réparation sont dispersés dans toutes les pièces. Mon regard s’attarde sur de véritables pièces de collection de plus de 10’.
Très rapidement Gérard m’invite à s'assoir dehors, face à la dune, histoire de profiter pleinement de cette journée. Il me montre l’endroit où passait l’ancien petit chemin qui traversait la dune de sa maison à la mer. Chemin qu’il empreinte dés le début de l’adolescence pour surfer :
« J’ai commencé à surfer à 13 ans, en 70, sur une planche d’un voisin avec les deux seuls surfers que je connaissais à l’époque sur la trentaine que devait compter Lacanau. Mais à l’époque je suis déjà dans l’eau : Je nage, attiré par l’océan. Je faisais du body-surf sans savoir que ça existait et sans aucune intention. Simplement pour s’amuser, par jeu… En 72 une tante m’offre m’a première planche, une Barland/Rott toute neuve achetée 600 francs. Elle n’avait ni leash ni même un plug, juste un trou dans la dérive avec une ficelle. J’avais trouvé une combie de plongée chez "Top Star" à Bordeaux avec juste le haut et un rabat à l’entrejambe. De Bordeaux, je venais passer les week-ends et les vacances à Lacanau, du matin au soir dans l’eau. »
La passion est souvent présente dans ses phrases. Que ce soit au sujet du surf mais aussi de l’océan dans sa globalité.
« A 18 ans j'obtiens mon brevet de maître-nageur et je passerais ainsi plusieurs étés à surveiller les plages de Lacanau. Dans l'église nous allions voir des films de surf que passait alors Yves Bessas, le futur créateur des nuits de la glisse. Ces projections étaient données avec l’accord du curé qui nous faisait alors une petite morale sur les cigarettes à ne pas fumer. Nous rêvions sur ces images venues d’ailleurs et sortions de la projection faire des sessions de nuit en front de mer après avoir fumé un ou deux pétards. Il faut dire que nous étions en complète révolution par rapport aux locaux de Lacanau. Rien n’avait changé depuis des décennies, mai 68 n’était pas venu jusqu’ici. Nous, nous étions "les branleurs". Nous écoutions les Doors, Jimi Hendrix, nous portions les cheveux longs, on picolait et fumait des pétards. Les gens ici ne comprenaient pas notre manière de vivre ou de voir les choses. Pour la côte, c'était un changement radical avec les habitudes de vie. Il n’y avait pas encore de shop. De temps en temps, on voyait passer des fourguons remplis de planches. Des Anglais qui traçaient ou des Australiens qui voyageaient. Ils avaient un niveau de surf largement supérieur au notre. C’était assez hallucinant de les voir surfer. Ils vendaient aussi du matos, des planches, des leashes, de la wax. Pour nous, ils étaient pleins de rêves. »
De temps en temps, je regarde autour de moi. Je suis content d’être là. Gérard a le souvenir des dates, son histoire est fluide et déroule doucement. Je l’écoute de sa voix posée me raconter une époque que je ne connais qu’à travers des films ou des écrits. Le petit vent de nord a forci mais nous sommes à l’abri sur ce banc de bois qui court tout le long de l’atelier.
« Et puis, un jour il y eut un film qui m'a complètement bouleversé : "Forgotten Island of Santosha" sur l’île Maurice. Ce film m’a donné envie de partir en voyage. Libre au niveau de mes études, je pars en octobre 1977 pendant deux mois à l’île Maurice. Et là c’est le flash : une gauche tubulaire qui déroulait sur 200 mètres. J’ai eu des vagues de 3-4 mètres de folie. J’en ai profité pour aller à la Réunion où j’ai découvert évidement Saint Leu. De là je suis rentré en France. J’ai fait une saison de plus sur les plages de Lacanau et finalement n’en pouvant plus et me voyant mal parti pour une vie de travail à l’usine, je suis reparti pour la Réunion surfer Saint Leu pendant 4 ans. Je vivais de tout et de rien. J’ai vécu deux ans et demi dehors, sur la plage. J’ai fait un peu de tout. J’ai bossé avec un ancien hippy qui faisait des aménagements intérieur et toutes sortes de travaux. »
Gérard se lève alors et reviens sur cette fameuse gauche. Il m’explique à force de gestes les différentes parties de la vague. Ses bras décrivent les différentes sections et la main gauche décrit elle le passage et la position d’un surf que je n’ai aucun mal à imaginer. Il se rassoit, son regard semble un peu perdu. Je laisse passer un silence, le soupçonnant d’être encore sur cette gauche de Saint Leu. A ma question sur le shape il m’explique que juste avant de partir pour ce voyage quasi initiatique, il avait shapé sa première planche. A l’époque il avait déjà commencé à toucher un peu à la résine au travers de plus ou moins grosses réparations pour lui ou pour les copains. Encore une fois, rien de calculer, juste par nécessité. Il n'y a pas de shop tout simplement.
La conversation dérape alors sur le shape d’aujourd’hui. Sa réponse est simple : « Tout le monde peut avoir sa théorie du shape. Il n’y a aucune contradiction entre elles. Dans une même vague il peut y'avoir plusieurs types de planche. »
Il m’explique que s'il comprend ma démarche (comprendre l’histoire, les racines et comment fonctionnent ces bouts de mousses que l’on a sous les pieds), il ne s’intéresse pas à "l'intellectualisation du surf". Cet aparté fait, nous revenons à son séjour à la Réunion.
« Je n’ai fait que surfé. En quatre ans, j’ai du loupé 3, 4 trains de houle. Tous mes acquis surf viennent de cette époque. D’ailleurs mon shape vient de là bas aussi. Des personnes, au fil des rencontres, m’ont enseigné des principes simples de mécanique et d’hydromécanique. Je fabriquais alors des dérives. D’autres fabriquaient des planches. Il était difficile de se procurer des pains de mousse à l’époque. Ils avaient leurs réseaux qu’ils protégeaient. Ils n’avaient pas forcement envie qu’il y est d’autres shapers. C’est pas grand la Réunion. Il y avait Mickey Rat et un autre gars, un Kneeboarder. Un passionné qui fabriquait ses propres planches et ses dérives. Avec eux, j’ai beaucoup appris sur la glisse, sur les dérives et leurs profils. Ils faisaient beaucoup de recherche, d’essais sur ces dernières. En matière de surf, si je l’ai affiné aux fils du temps, c’est à cette période que j’ai appris le déferlement, le curl de la vague. J’ai appris tous les déferlements de vagues. Je me suis imprégné du mouvement de la vague, ainsi que des différentes manières d’aborder une vague. Saint Leu, c’est une machine. »
Et là Gérard repart dans des mouvements de courbes épousant le fameux bowl de cette vague et les différentes manières de l’aborder.
« Si au début nous étions 5 à habiter à Saint Leu et autant à l’eau, peut être un peu plus le week-end cela a vite changé. Au tout début des années 80, il y etu la médiatisation du spot. Des surfers renommés sont venus. Des photographes aussi ainsi que des types de Surfer’s Journal. Si au début ce spot n’était connu que de mecs qui traçaient comme certains Australiens, les Français commençaient à en parler entre eux. J'ai donc vu Saint Leu se peupler. J’ai pris alors conscience que ce spot pur était en train de changer peu à peu et que j’avais vécu un moment unique. Oui Saint Leu changeait : beaucoup plus de monde et de la tension dans l’eau. A ce même moment un problème au genou m’oblige à me faire hospitaliser à Saint Denis. Quand je suis revenu, le petit atelier où je faisais mes dérives avait été complètement vidé. Je m’étais fait tout voler. »
« J’ai compris alors que je ne pouvais pas m’investir là-bas. Ce qui n’était pas plus mal : Je rêvais de nos plages de sable, de l’odeur des pins… Je rentre donc à la fin de l’été 1982. Je passe mon brevet de moniteur de surf fédéral au printemps. Je deviens un des premiers moniteurs de surf de Lacanau. A l’époque ce n’était qu’une cabane. J’y passe cinq étés. 1983, c’est l’année de la révolution à Lacanau. Nos idoles du surf y débarquent pour le Lacanau Pro, des gars comme Barton Lynch. Les médias sont là. En parallèle de mon boulot de moniteur, dés mon retour de la Réunion je shape pour les copains ou pour moi-même. Je fais toutes sortes de réparations. En 1988 je me lance de manière officielle. Je shape, j’essaies de nouvelles choses. Je travaille la planche. Je profite alors de la notoriété de l’épreuve. Certains pros venus pour la compétition ont besoin de réparations. Ils s’adressent alors aux quelques shapers locaux dont je fais partie. J’en profite pour étudier de prés les shapes. Depuis 1988, je vis donc du shape. J’ai entre autre fait des planches pour Pauline Menczer (championne du monde pro en 1993) pendant 4 ans, j’ai aussi sponsorisé Tony Ray à une époque, un chargeur de gros. Et il y eut aussi ces trips dans le pacifique où j’ai pris des vagues magiques… »
Lorsque je lui demande pourquoi n’avoir pas poussé en tant que shaper vers le sud, vers les Landes par exemple ou pour une destination plus exotique et plus chaude il me répond :
« Regarde où j’habite : je suis au pied de la dune. Je peux surfer quand je veux. J’ai besoin des marées, des spots qui changent. D’une plage qui se transforme à chaque heure. J’aime bien l’idée d’aller chercher mon surf. Batailler avec les séries qui rentrent. Besoin du contact avec l’océan. Pour moi cela commence à être du surf quand tu commences à lutter. Tu vois les séries arriver, tu attends au bord, tu te jettes, tu passes la barre ou tu te fais avoir. Alors, tu te fais attraper par la série, tu attends, succession de canards, tu repars, … Besoin parfois plus de batailler que de surfer… De dépense d’énergie. C’est une drôle de maladie le surf. Mais c’est une belle maladie… Je suis content de l’été qui arrive avec tout ce brassage de touristes européens et je suis aussi content quand le calme revient avec l’hiver. Je suis tranquille ici. De toute façon, Je n’ai pas à être ailleurs. »
Lorsqu’il m’invite à faire le tour de son atelier, il m’explique les différentes phases de construction de ce dernier. A l’origine une unique pièce à laquelle il a rajouté au fil des années des parties, une à une. Le résultat est là, un grand espace lumineux composés d’extensions. Toutes aussi calmes et toujours composées de bois. On y circule librement, baignés dans cette lumière du soleil qui rentre par les multiples fenêtres dispersées le long des murs. Entourés de planches, notre échange repart tout naturellement sur le shape. Gérard m’explique que pour lui shaper c’est concevoir et non pas reproduire. Concevoir cette planche qui est « le prolongement nécessaire à l’homme pour glisser sur une vague ». Il fait alors un geste de la main, du bras, pour dessiner une courbe, un trait. Le geste est précis et sur. Il est presque similaire à ceux qu’ils a employé pour me décrire les vagues il y a quelques minutes.
« Pour moi une planche de surf c’est comme un coup de pinceau. Le résultat doit être un mouvement. Elle doit être une globalité, un tout. »
Notre conversation s’engage alors sur « Surf Expérience». Partie d’une idée de Jérôme Barbe shapeur Girondin, d'Eclipse Surfboards, cette association avec Gérard et rejointe par Alexandre Lobstein, shaper de Barrel Surfboards, et rassemble ces trois shapers. Avec chacun leur domaine de prédilection elle a pour ambition de créer un pôle de shape dans la région. Gérard s’occupe du pré-shape et de conceptions de planches.
« C’est difficile. Cela demande de l’argent, que l’on a pas et du temps, beaucoup de temps, surtout avec l’aménagement de nos nouveaux locaux. On avance doucement mais sûrement. Cela nous permet d’avoir du recul. Et puis cela me plait d’en baver. » dit-il avec un grand sourire.
« C’est une histoire humaine, ce sont des liens entre des personnes. Un partage, un échange qui n’enlève rien à chacune de nos identités. »
Il me dit alors qu’ils sentent que même si les imports ont fait et continuent à faire beaucoup de mal à la production française, il est temps de montrer les dents. Avec la crise, faire venir un conteneur plein de planches d’import devient risqué pour les shops. "Surf expérience" peut répondre rapidement à des demandes précises. Il a donc réinstallé au plus vite sa machine de pré-shape dans leur nouveau local pour pouvoir répondre aux plus vite aux demandes nombreuses des shapers environnants.
Pour lui, la machine n’a pas été une redécouverte du shape. « Cela ne change rien. Ce qui est important c’est de concrétiser ce que tu imagines. Que tu le fasses à la main ou à la machine, c’est la même chose. Mais cela ne reste qu’un pré-shape. Mais tu sais que quand tu bosses à la main, tu ne fais qu’enlever les creux et les bosses et tu fais en sorte que ce soit symétrique. Ce n’est que du bricolage, malgré tout. »
Mais cette association n’empêche pas le shaper qu’est Gérard de continuer à shaper sous son nom : Depeyris Surfboards.
Nous finirons la journée aussi tranquillement qu’elle a commencé. Le shaper a fait place au surfer. Afin de bien tourner autour, il sort le gun énorme qui trône dans un coin de l’atelier. Il n’est qu’un trait tendu posé pour l’occasion sur deux tréteaux. Je réalise alors véritablement le niveau requis pour surfer ce genre d’engin. La ligne générale de la planche me rappelle celle tracée dans l’espace plus tôt. Je reconnais le tracé. D’autres planches suivront. Nous ne les décortiquons pas dans leurs moindres détails. Nous les regardons simplement, dans leur globalité. Cela a du bon et c’est reposant à une époque où le shape est devenu pour certains une science pratiquement mathématique. Comme un retour aux sources les plus simples.
La journée se termine. Je m’en vais. Derrière moi, Gérard ne ferme pas le portail. Je prends cela comme une invitation à revenir. Une chose est sure : maintenant quand je passerais devant ce portail, Je m’arrêterais. J’aurais le temps.
Merci à wAga pour les photos
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