Cela peut paraitre long à lire mais croyez moi, cela vaut le coup et c'est un autre regard sur le surf ... source Libération
En Californie, des associations inscrivent le surf dans le programme de réhabilitation de soldats blessés en Irak.
Il raconte d’une traite: Septembre 2007, Wallace Fanena, dit «Wally», sergent dans la 27e division d’infanterie américaine, met un genou à terre lors d’une patrouille à Kirkouk, en Irak. «Quand je me suis relevé, poursuit ce massif Hawaïen tatoué de 25 ans, j’ai entendu quelque chose qui se décapsulait, mes oreilles se sont bouchées, je me suis senti projeté en arrière. Une mine. J’avais posé mon genou pile dessus. J’ai compris dès qu’ils m’ont mis dans l’hélicoptère.» Il hésite. Cherche les mots justes. «Parce que des jambes, ça ne peut pas se plier dans ce sens-là», lâche-t-il pudiquement. Quatre ans après s’être engagé dans l’armée américaine - dont il arbore toujours l’effigie sur son tee-shirt gris car il reste en service actif de son plein gré -, Wally se réveille dans un hôpital militaire près de Washington. Sa jambe droite a été amputée au-dessus du genou, et son bras droit avant le coude.
Des dix mois qui séparent ce moment-là d’aujourd’hui, Wally ne veut rien dire et préfère se concentrer sur ce petit bonheur hebdomadaire : depuis quinze jours, grâce à des prothèses, il ose surfer à nouveau. Crânement. Sur son gros pick-up rouge, il a apposé un autocollant : «Le surf pour tous», surmonté d’une interprétation de la célèbre estampe de Katsushika Hokusai (1820) représentant une monstrueuse vague enveloppant le mont Fuji. A une différence près : dans la version de Wally, un fauteuil roulant stylisé a remplacé la montagne. Lui qui se dit «né dans l’océan» ne compte pas renoncer à ses plaisirs. Remonter sur une planche, comme un pied de nez ultime au destin retors.
Sur sa route, le sergent Fanena a rencontré il y a quelques mois Dave Donaldson, à l’hôpital militaire de San Diego où il fait sa rééducation. Thérapeute en charge des activités récréatives dans ce centre médical de la Navy, Dave n’a «discuté que dix minutes avec Wally avant de savoir qu’il reviendrait à l’eau», explique cet ex-première classe. Lui-même surfer, il a décidé, l’été dernier, d’intégrer cette discipline au programme qui comprenait déjà marche, natation, ski ou escalade.
«Le surf n’est pas la panacée pour tous nos amputés, prévient d’emblée le thérapeute. Sur une quarantaine de personnes suivies, une quinzaine a manifesté un intérêt pour ce sport. J’essaie toujours de les mener vers des activités strictement récréatives, avec peu de compétition. Le surf était une évidence quand j’ai réalisé ce qu’il m’apporte. Pour la coordination des mouvements, et le bien que ça me procure après une mauvaise journée.» Un geste du menton vers Wally, qui finit de se faire habiller par sa fiancée après avoir ajusté sa jambe artificielle : «Et ces mecs, ils ont beaucoup de mauvaises journées».
Tous les vendredis à Tourmaline Beach (San Diego), Dave essaie d’aider «ces mecs», à refaire surface. Pas comme un toubib ni un coach. Juste entre surfers. En Californie, il n’est plus seul dans sa logique. La veille, se déroulait le premier événement de 2008 pour Operation Amped (1), autre initiative de réhabilitation par le surf pour amputés, sur la plage de Zuma (Malibu), interminable langue de sable le long de la Highway 1. Son principe ? Organiser, plusieurs fois par an et sur trois jours, des camps de surf encadrés et gratuits. Contrairement à Donaldson, le créateur d’Operation Amped, Tom Tapp, petite trentaine et manières délicates, suit de très loin les affaires militaires : à la ville, il s’occupe d’un site Internet dédié aux célébrités. Seulement voilà, en allant surfer durant l’été 2006, une image le marque à jamais : «Un surfer amputé des deux jambes m’a demandé de l’aider à porter sa planche alors qu’il rampait sur la plage.» Tom décide aussitôt de«faire quelque chose pour redonner aux mutilés un peu de cette liberté perdue».
En août 2006, il organise une première journée de leçons pour sept soldats blessés en Irak. A la base de marines de Camp Pendleton, près de San Diego, il rencontre aussi Dave Donaldson, qui l’aide désormais à «rabattre» des candidats. Au fil des mois, ses connexions dans la galaxie militaire se solidifient et il travaille maintenant avec le Los Angeles Veterans Hospital (LA VA). Depuis peu, des sponsors fournissent repas, planches et combinaisons. Toutefois, Tom ne souhaite pas se spécialiser dans les blessés d’Irak. «Je m’adresse à tous les amputés désireux de se mettre au surf. Quelle que soit la guerre, l’oubli est la pire des choses.»
Stress du combat
Son appel a été entendu. Parmi les vingt-deux élèves du jour, Joel, amputé d’une jambe à l’armée pour cause de diabète et qui n’avait jamais mis un pied dans l’eau («Parce que je suis arrivé du Michigan juste au moment des Dents de la mer», s’esclaffe ce vétéran de 46 ans). On rencontre aussi neuf «OEF-OIF», façon politiquement correcte de désigner ceux qui reviennent en miettes de ces «Operation Enduring Freedom-Operation Iraq Freedom». Moins visibles, leurs blessures sont plus insidieuses. Macon Voisiar en est la parfaite illustration. A 30 ans, cet Afro-Américain poupon, tee-shirt rouge, l’éclat de rire en embuscade, a été démobilisé en 2004 après avoir été blessé à la tête par une bombe de «bord de route», à Fallouja. Il faut prêter attention pour prendre la mesure du mal qui ronge cet ex-sergent de la 82e division aéroportée. De petites absences, imperceptibles d’abord. Sa façon de s’y prendre à deux fois pour dessiner le chiffre 8. «La déflagration m’a endommagé le cerveau, explique-t-il. Je suis plus lent. J’oublie des noms, des numéros de téléphone.»
Macon Voisiar souffre aussi du stress du combat, qu’il fait un peu reculer grâce au surf, depuis que le LA VA l’a enrôlé dans Operation Amped. «C’est un sport sans contacts. C’est très important car dès que je suis au milieu d’un groupe, j’ai l’impression d’être de nouveau là-bas, commente-t-il, redevenu sérieux. On a tendance à s’isoler, sans le vouloir. Etre seul sur sa planche, sur l’océan, c’est très apaisant.» Les blessures de Raymond Warren, 26 ans, son compère du LA VA, sont tout aussi invisibles à une cicatrice près, qui lézarde son crâne, d’une oreille à l’autre, sous sa chevelure noire. Cet ancien vendeur de vêtements raconte calmement, avec une voix qui traîne des boulets de polytraumatismes, comment il a décidé de s’engager dans les marines après le 11 Septembre. Comment il ne lui restait que quinze jours à tirer en Irak en 2004. Comment il s’est réveillé dans le Maryland, après s’être fait tirer dessus, passant en revue ce qu’il pouvait dire ou pas, se croyant aux mains des Irakiens. Des fragments se baladent toujours dans sa boîte crânienne. Des regrets ? «Aucun. Je le referais.» C’est qu’il y a les autres, autour. Pas question de perdre la face avant de retourner auprès de son moniteur, Ken Bradshaw, 55 ans, la légende du «big wave surfing» qui a mis un point d’honneur à venir spécialement d’Hawaï pour la journée : «Parce qu’ils nous ont donné une partie d’eux-mêmes, sans tergiverser, grince-t-il ému, même si les circonstances n’étaient pas les plus opportunes.» Au côté de Ken, Dana Cummings enseigne aussi. Il fait partie de l’association des surfers amputés Amp Surf, qui compte 166 membres, militaires ou civils (2). Lui a perdu sa jambe dans un accident de voiture en 2002 et y a vu un signe : «Avant, j’étais ingénieur informatique, j’engraissais. Après, j’ai réalisé que la vie était courte et que j’avais toujours eu envie de surfer. Dès que je m’y suis mis, j’ai eu ce besoin de transmettre. C’est difficile. Les chevilles ne sont pas articulées, les genoux non plus.»
Humour décalé
Au département des prothèses de l’hôpital militaire de San Diego, cette problématique technique reste un souci, car les jambes artificielles adaptées aux sports de glisse n’en sont qu’à leurs balbutiements. Celles pour le ski ou le snowboard, à suspension à ressorts, sont plus au point. «A force d’essais, nous nous sommes aperçus qu’elles doivent être plus courtes de 5 à 7 cm que la jambe valide,note Dave Donaldson. Cela oblige à se mettre sur les bons appuis pour surfer. Mais chaque cas est un nouveau challenge. Wally, par exemple, a été amputé de sa jambe avant [en position de surf, ndlr], alors que pour les autres, c’était la jambe arrière. Il faudra trouver un moyen pour qu’il puisse la faire passer sous lui afin de se lever normalement sur sa planche.»
Pour le moment, Wally se fait ajuster cette prothèse au millimètre par son ami Nathaniel Leoncio. Lui-même amputé en 2005 en Irak, ce médaillé de la Bronze Star fait bénéficier le département orthopédique de ses suggestions. Nathaniel, 26 ans, tatouages d’étoiles rouges et chapeau de paille, «c’était à la fois le mec le plus dur et le plus rigolo de la classe», résume son ami d’enfance Shawn. Le genre de personnage qui aide, l’air de rien, des jeunes comme Wally à remonter la pente. A la différence du Hawaïen, son amputation a eu lieu il y a suffisamment longtemps pour qu’il en rigole. «Regarde, ils m’ont donné un pied blanc», plaisante le jeune homme d’origine asiatique. «Moi aussi, j’espère qu’il va bronzer», hasarde un Wally mi-figue mi-raisin. Rires francs. Pourtant quand Wally se fait aider par sa fiancée pour enfiler sa combi sous les yeux de leur fille, son regard ne trompe pas. Pas furieux, honteux.
Ne jamais renoncer, on le lui a martelé à l’armée, mais il le savait avant, grâce à ce mantra bien connu des surfers, hommage à la détermination du légendaire «waterman» Eddie Aikau, disparu en mer en 1978 : Eddie would go. Eddie irait au charbon. Alors Wally y va. Le sergent Wallace Fanena clopine vers la plage, se met à l’eau. La houle est mesquine et ne propulse pas assez. Wally ne se mettra pas debout malgré les deux heures passées au maigre «peak». Pas grave. La semaine prochaine, bien sûr qu’il reviendra. Amputé d’une jambe et d’un bras, même avec le moral en berne, le sergent Fanena en décidé ainsi. Wally would go.
le site de l'association : http://ampsurf.org/